Les investissements agricoles massifs en Afrique, moteurs du développement ?
Réinvestir dans l'agriculture, doubler sa production, en assurer l'accès, sont autant de facettes du consensus actuel visant à assurer la sécurité alimentaire de 9 milliards d'humains en 2050. Mais ce consensus ne répond pas aux questions suivantes : quels investissements privilégier ? Quelles exploitations favoriser (petites, grandes, familiales ou managériales) ? Comment développer une agriculture permettant l'atteinte de la sécurité alimentaire et une réponse aux défis environnementaux, politiques et sociaux actuels ?
Depuis 2008 et la publication du rapport de l'ONG GRAIN, ainsi que l'annonce de l'appropriation par l'entreprise coréenne Daewoo logistics de 1,7 million d'hectares à Madagascar, l'accaparement de terres dans les pays du Sud par des investisseurs étrangers est un sujet d'actualité. Il a motivé des initiatives diverses produisant de nombreuses publications
Comment se manifestent ces positions et intérêts asymétriques dans le cas particulier de la zone de l'Office du Niger (ON) ? La convoitise visant la zone du delta intérieur du fleuve Niger et ses terres irrigables fait du Mali, au même titre que le Soudan ou Madagascar, un pays fréquemment cité à ce sujet. Située au cœur du Mali, dans le delta mort du fleuve Niger en zone sud-sahélienne, la zone de l'ON s'étend sur plus de 2 millions d'hectares, et est l'un des plus anciens projets d'aménagement hydro-agricole en Afrique de l'Ouest initié par l'ingénieur français Émile Bélime en 1932. Aujourd'hui, ce sont des infrastructures vieillissantes sur 100 000 hectares
Le Mali justifie le recours à de nouvelles sources et modes de financements (investisseurs privés, fonds souverains) devant permettre la production de céréales, oléagineux, agrocarburants pour le marché intérieur. Ces dernières années, près de 800 000 hectares de terres dans la zone ON (soit 8 à 10 fois la superficie aménagée depuis les années 1930) ont fait l'objet de demandes et d'attributions provisoires à différents types d'acteurs privés et de fonds souverains.
Qui sont les attributaires ? Selon l'ON, les 800 000 hectares ayant fait l'objet de demandes d'attribution sont répartis entre privés nationaux et investisseurs étrangers, sur 400 000 hectares chacun. Les demandes formulées par les privés nationaux (90 % des demandes) portent sur des petites superficies (1 à 5 hectares pour 38 % des demandeurs) et pour une dizaine d'entre eux sur des superficies supérieures à 500 hectares. Parmi les investisseurs étrangers (périmètres compris entre 500 et 100 000 hectares), on compte des fonds souverains, des entreprises parapubliques (Malibya
Les réalisations d'investisseurs nationaux sont plus rares, freinées par un difficile accès à l'eau et aux financements. Ainsi, une part importante des attributaires provisoires n'obtiendra pas de bail : au cours de l'année écoulée, l'ON a déjà annulé 200 000 hectares d'attributions provisoires, notamment à des petits privés nationaux. Mais dans tous les cas, quand les travaux commencent, on assiste à des contestations pouvant dégénérer entre investisseurs et occupants ou usagers des lieux se réclamant d'une autre légitimité sur ces terres.
Exploitations familiales et investisseurs privés : des perspectives divergentes
La situation foncière ainsi créée se caractérise par une bipolarisation conflictuelle. D'un côté, les exploitations familiales, installées sur des périmètres irrigués aménagés par l'État, de petite taille, attributaires de contrats annuels révocables (si non paiement de la redevance de 100 euros/hectare/an) ou de permis d'exploitation sans valeur juridique, dont les charges de production grèvent la capacité d'évoluer ou d'investir. De l'autre, les nouveaux investisseurs accédant à la terre et à l'eau, via des contrats signés avec l'État ou des baux à valeur juridique accordés par l'ON, devant assurer les aménagements terminaux et s'acquitter d'une contribution à l'entretien du réseau hydraulique primaire de 3 euros/hectare. Tout se passe comme si le statut d'investisseur potentiel ouvrait à celui qui peut mobiliser le financement nécessaire à l'aménagement (8 000 euros/hectare en moyenne) tout un champ du possible, qui est fermé aux exploitations familiales confinées dans un statut de pauvre/" récipiendaire ", disqualifiées d'avance et n'étant pas reconnues comme " privés " potentiels.
Dans cette région du Mali, la valeur des terres se mesure à l'aune de l'eau qu'elles peuvent espérer recevoir. De par l'absence de données satisfaisantes, les attributions des terres par l'ON ou l'État n'ont pas été faites en fonction de la disponibilité en eau. Il est vraisemblable, dans ce contexte, que l'accès à la ressource en eau en saison sèche cristallise une nouvelle ligne de fracture entre " les premiers servis " (qui se trouvent en tête de réseau comme les industries sucrières, grandes consommatrices d'eau), ceux dont le contrat stipule une fourniture privilégiée d'eau et les exploitations familiales situées en bout de réseau. Au bout de soixante-dix ans, la capacité de régulation publique et les compétences propres à l'ON, gestionnaire de l'eau et du foncier pour le compte de l'État, sont toujours les conditions déterminantes du devenir de la zone, tant en termes de développement que de prévention de conflits sociaux potentiels, occasionnés par un accès asymétrique à la terre et à l'eau.
Quels choix fonciers et hydrauliques inclusifs pour développer les investissements dans l'agriculture ?
Conscient de ces enjeux, le Mali a engagé pour la zone ON un projet de relecture du Décret de gérance des terres
Afrique, entre investissement et accaparement